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Le blog d'Obili

LE GARS DE LA CEDILLE

29 Septembre 2010, 17:13pm

 Première partie 

 

 

    cedPar terre, épousant les déchets, des mots couchés sur des cartons éventrés.Cartons étalés qui sont lit ou trône de ces mots. Mots entassés, escortés par des pages ridées, burinées par les pluies, les soleils qui vont et viennent ici sans jamais sourciller. Par terre, au ras des ordures, des idées regroupées telles des rebellions armées. Des idées prises à partie par une météo acariâtre. Il pleut dans mon pays plus que de mesure. Il tombe ici des idées comme larmes de rage d’un ciel toujours bleu pourtant. Par terre des pages rebelles qui prirent le maquis depuis longtemps. Le maquis, oui, entendez bien. Des pages, des livres qui ont veillé la parole ailée mieux que toute armée. Les maquisards ici sont d’abord livres que l’on vend au plus près des poussières, à même la terre. 

Le mot maquis est ici une déclaration  claire à souhait. On dit maquis chez moi comme pour dire suicide. On dit maquis pour nommer le mépris de ceux qui vous regardent de haut, parce que rampant vous vivez, vivez à terre. Vous êtes à terre, disons-nous ici pour cela. A terre, parmi cafards et cancrelats. Allons donc, riez un bon coup. Que dites-vous ? Les cancrelats ne rient pas…Ils pullulent plutôt, les cancrelats. Dans les chambres, doublures des vestes, poches des pantalons... Les cancrelats sont chez eux au maquis. Ils ont envahi les librairies du pays. Même la mieux fournie, la plus grande, la plus industrielle librairie du pays est d'ailleurs mitée, rongée par des cancrelats. Même La cédille est aux mains de ces cancrelats ! Je veux bien vous croire.  Etant moi-même un cancrelat.

 

             Pourquoi les cancrelats d’abord ? A cause de lui et ses manies de taré. C’est un écrivain, paraît-il. Un dangereux, qu’ils disent ici. Les cartes d’identité mentent toutes dans ce pays.  Pierre n’est certainement pas Pierre. Pierre pourrait être  Alexandre si vous fouillez bien. Il est elle pour peu qu'on y songe. Vous aussi, gars du Poteau, serez toujours des dangereux. Ce que vos cartes d’identité ne disent surtout pas. Les pièces officielles ressemblent aux dirigeants de ce pays. Formatés pour masquer le cœur de ces terres, noyer l’âme de ce pays, étrangler son amour de la parole ailée. Ils l’ont nommée rébellion, la parole ailée, pour la connotation sanguinolente du mot dans nos ignorances, et tout ce qui lit, tout ce qui est livre ou s’ouvre sur une insolence de talent est dit rébellion par les dirigeants. Ils nous fabriquent à la place hagiographies, légendes et mythes jaillis de leurs folies.

 

On appelle Poteau l’art de vendre du livre d'occasion ici. Je suis Camerounais, et peu d' attaches me lient au français, ce qui est fort bien. Je dis ça pour m’assurer qu’un écolo du style ou de l’étymo ne présentera pas bientôt la Grèce ou Rome à mes camerounismes. Le poteau c’est le livre camerounais trouvé par terre. Mais le livre rebelle. Mais le livre majoritaire, éloquent, malin, essentiel, vital. Le livre maquisard, le livre cancrelat.  Dites donc à ce ministre, amateur de bons mots, qu’il fut aussi des cancrelats. Passant par ici, Yaoundé, vous verrez comment réagissent les cancrelats ministres devenus. Le cancrelat de ministre, jadis nourri par le poteau. Il aura la répartie des coqs effarouchés. Voudra vous picorer. Vous le cancrelat aujourd’hui.  Le vendeur au Poteau.  L’ami de Tchicaya U’tamsi. Tu me manques, vieux. Michèle Rakotoson m’a parlé de toi, vieux père. J’ai ri comme pas possible. Depuis, pour moi le meilleur c’est toi, man. Bien sûr Jean-Jacques Beylac m’a dit la reconnaissance qu’il te doit. Il te doit son Max Pol Fouchet, Le cœur biseauté.

 

C’est au poteau que je t’ai connu. Par terre tu étais, parmi déchets et pas qui lacéraient le sol. Et ton livre avait titre Les cancrelats. Nous t’appelions tous le cancrelat deux mois plus tard. Tous autant que nous étions, gars du poteau de Yaoundé, au pied des marches de la cathédrale que nous avions réquisitionnées, urgence oblige. J’ai pour la première fois approché l’économie du livre de dernière main alors que j’entrais en terminale. Il s’appelait Pablo, mon mentor, mon coach, le gars qui m’introduisit dans le monde des libraires de la rue. Là où les livres sont rangés sur des cartons, ou couchés sur des feuilles de plastique. N’allez pas croire que notre condition était alors misérable, non. Années quatre-vingts. Le deuxième président du pays en vingt-trois ans d’indépendance nous offrait ses belles promesses. Je vivais dans un de ces quartiers surgis de la pauvreté et d’une rage irrépressible de la fuir au plus vite. Lui, semblait avoir découvert dans cet endroit aux frustrations s’amoncelant jour après jour, des trésors d’ingéniosité et de philosophie dans la vie. Toute la ville l’appelait Pablo. Ce nègre aux yeux verts a toujours été curiosité pour moi. Taciturne avec les adultes, il n’a jamais manqué de m’arroser de mots chaque fois que je l’ai rencontré. Pablo vivait de débrouilles multiples, aujourd’hui le taxi clandestin, demain le repos forcé, après-demain le poteau.

 

On peut vivre de tout et très vite se tailler un carré d’or au soleil de nos indépendances. S’essayer à la vente à terre du livre est autre chose. Au fond, même la passion y est  interdite, pour couper court. C’est ce que j’ai très vite appris de Pablo le jour où je l’ai trouvé dans son lit un matin. Il m’avait demandé la veille de passer chercher de quoi défendre mes chances pour des études qui me mettraient plus tard hors d’atteinte de la misère. De l’argent afin de constituer dossier de candidature dans des universités françaises. Il était couché lorsqu'il m’a demandé si j’avais des livres de classe à lui vendre. J’allais découvrir que les cancrelats sont une espèce qui vit de peu et apporte énormément à l’environnement de mon pays. Se constituer un fonds de livres exige une imagination atypique. De celle-ci dépend le statut du vendeur au poteau.

 

Deux catégories principales de gars du poteau existent. Le vendeur occasionnel, qui, vacances arrivées s’assure un pécule pour l’année à venir. Très souvent élève ou étudiant, il ne propose d’habitude que des manuels scolaires aux parents et élèves dont il est l’unique recours. Il aura aussi appris auprès de quelque frère ou ami comment négocier l’achat d’un livre très bien conservé, comment se procurer les diverses listes de livres des différents établissements de la ville, de la région ou même du pays. Pablo n’oeuvrait pas dans cette classe de poteau. Il était de ces gens du poteau que le livre d’occasion mobilisait toute l’année, de manière permanente, même parmi mille autres occupations. C’est le livre seul, et le livre dans tous ses états, passez-moi l’expression, qui les intéresse. Le vendeur du poteau connaît les livres comme très peu d’hommes le font ici. Il est d’abord amoureux de la parole. Connaît en général Brassens au bout des doigts, et se distingue par une fréquentation presque quotidienne des essais politiques. Ce qui le rend très souvent méfiant envers tout le personnel politique d’ici.

 

Les artères principales de la ville de Yaoundé sont les lieux les mieux indiqués à l’exercice de la librairie du poteau. Ma ville poussa pareille à l’essentiel des autres modernités africaines. En désordre et avec force incongruités. Cette ville sans eau où il pleut sans cesse, de l’avis de Mongo Beti, possède un cœur de plus en plus serré. Serré entre immeubles que le temps lézarde toujours un peu plus. Au pied de ces immeubles, nous disputons la chaussée aux quatre roues et bipèdes agglutinés là pour toutes sortes d’affaires. Les livres dans des sacs de sport, des sacs de toile, ou des cartons doivent être rangés sur le lopin que chacun aura gagné à la sueur de sa patience ou de son ancienneté.

 

Mon premier jour de poteau ne m’aura pas laissé de souvenir impérissable. J’aurai davantage été impressionné par le nom que Pablo avait donné à son bout de sol, son fonds de commerce à même la poussière. La cédille. Nous sommes arrivés vers six heures du matin. Suffisamment tard pour espérer proposer ses livres au premier rang des crieurs. Au poteau, comme partout ici quand vendre ne se fait pas en lieu fermé, nul n’est bon vendeur s’il n’est en même temps rabatteur et crieur. Hommes politiques, journalistes, perdent leurs charmes au poteau pour cela. Nous jugeons souvent leurs qualités d’orateurs bien médiocres pour des gens censés convaincre par la magie du verbe. S’il faut vendre un manuel scolaire, la différence s’obtient aussi par le bagout. J’ai vu faire Pablo. Un as de la prise de contact. Lui, pourtant très économe de sa parole d’habitude, se muait en boute-en-train du tonnerre devant les passants. Le Cameroun possède deux cent trente-sept langues dites nationales. Deux langues bombardées officielles, celles qu’il nous faut parler et écrire au nom du développement et d’autres choses : le français et l’anglais. Et puis il y a le pidgin, cette langue qui mêle l’anglais du colonisé aux langues locales. Le libraire du poteau voit ses ventes grimper ou stagner selon qu’il sait parler au client. Il doit savoir le convaincre qu’il est la bonne personne pour trouver en très peu de temps les livres recherchés. Nous ne parlons pas tous comme il faut anglais ou français. Les clients viennent très souvent de l’arrière-pays, avec des listes de manuels dont ils ne savent pas grand chose. Quelle édition antérieure le professeur pourra-t-il accepter ? Les parents, l’enfant pour qui on achète les manuels pourront-ils se satisfaire de l’état des livres que leur bourse aura pu acquérir ? Tous ces éléments, j’ai vu Pablo les  mener avec l'incomparable talent du polyglotte. Employer le bon ton, la bonne langue pour vendre les bons livres…de manière à en soutirer quelques bénéfices. 

 

 Ada BESSOMO

 

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